Le patrimoine géologique de Saint-Nazaire-les-Eymes [1]

Saint-Nazaire-les-Eymes est certainement la seule localité du Grésivaudan à détenir un véritable patrimoine géologique, un « bien de valeur transmis par les ancêtres » selon la définition d’un dictionnaire dûment agréé.

Soyons modestes : ce bien, ce n’est qu’un assortiment de cailloux singuliers, sans valeur marchande (quoique…), transmis ou plutôt apporté en ces lieux par un ancêtre vénérable, le glacier würmien de l’Isère[2]. À son maximum, le glacier de l’Isère, renforcé par celui de l’Arc, remplissait la totalité du Grésivaudan, depuis le fond rocheux à – 350 m sous les alluvions fluvio lacustres du Grésivaudan jusqu’à 1200 m d’altitude (pour preuve, les blocs erratiques abandonnés au Col du Baure).

La colline où se situe l’habitat ancien comporte deux vallums morainiques latéraux parallèles représentés par les crêtes de la Châtaigneraie et des Ayets séparées par la Fonze. C'est le seul site de cette vallée où les dépôts d'une moraine abandonnée par le glacier lors de son retrait il y a quelque 15 000 ans ont été préservés de l’érosion récente. Partout ailleurs ils ont été lessivés par les torrents descendus des reliefs de la Chartreuse : la colline proche de Montbonnot n’en a conservé que d’infimes traces.

Le soubassement imperméable de la Chartreuse, formé de marnes sombres, les « Terres noires » jurassiques, et situé à faible profondeur sous la moraine, affleure discrètement au flanc du coteau des Ayets et assure à ce niveau l'alimentation en eau de nombreux puits[3].

De tous temps les habitants de la colline ont extrait de leurs champs des pierres morainiques qu’ils déterraient avec leurs instruments de labour. Ces pierres sont naturellement irrégulières, plutôt anguleuses mais des galets roulés par les torrents sous-glaciaires leur sont toujours associés. Les glaciers ne font aucun tri dans les matériaux qu’ils raclent et transportent passivement, depuis la farine minérale jusqu'au bloc erratique monumental. C’est donc un matériau hétérogène, d’emploi difficile pour la construction des murs, mais il n’y en avait pas d’autres sur le site, on a donc « fait avec »…

Les murs de ce bâti sont de vrais musées minéralogiques avec une grande variété de roches (granites ou gneiss gris, amphibolites vertes, quartzites blanc à l’aspect nacré, dolomies brunes, grès sombres), toutes roches dures prélevées dans le haut bassin de l’Isère, en Vanoise et plus à l’aval à la traversée de la chaîne de Belledonne. On y voit beaucoup de blocs calcaires anonymes de mauvaise qualité provenant des basses pentes du massif des Bauges et de la Chartreuse mais aussi quelques exemplaires d’un beau calcaire ivoirin orné de grosses coquilles de fossiles (des rudistes) : l’urgonien des sommets de Chartreuse (Dent de Crolles), blocs tombés sur le glacier quand sa surface était au plus haut du versant.

Mais les habitants des villages du pied de Chartreuse, de Meylan au Touvet, ont très vite découvert qu’il y avait de la belle pierre de taille dans les éboulis qu’ils exploitaient sur leurs versants : de gros à très gros blocs de calcaire provenant de la corniche sommitale du Mont Saint-Eynard qui se poursuit au-delà de la Combe du Manival par les entablements horizontaux sous le plateau des Petites Roches. Quelques-uns de ces blocs sont encore en place dans les taillis du versant, comme la Pierre Grosse de Saint-Ismier.

Ce calcaire gris-clair compact est parfois à grain fin mais généralement conglomératique, contenant souvent des débris de fossiles (ammonites, bélemnites). Cette roche dure, homogène, est idéale pour la taille de pierres d’angles, d’encadrements et de linteaux d’ouvertures, d’appuis de fenêtres ou de dalles d’extérieur. On la retrouve partout dans le bâti ancien de ces villages, et aussi à Saint-Nazaire-les-Eymes. C’est très probablement dans les raides pentes sous les Grand Crêts, chez leurs voisins Ismérusiens, que les anciens Saint-Nazairois sont allés exploiter ce calcaire, en ignorant probablement qu’ils manipulaient une matière déposée il y a 140 millions d’années au fond d’un océan tropical. Reste à comprendre comment ils ont pu acheminer ces pierres parfois énormes, en franchissant le Manival, jusqu’à leur destination finale : une question qui ne peut qu’interpeller les passionnés de l’histoire du patrimoine.

GLOSSAIRE

Amphibolite : roche métamorphique riche en amphibole (silicate ferro-magnésien vert) associée à des lits feldspathiques clairs. Abondante dans la chaîne de Belledonne.

Bloc erratique : bloc rocheux plus ou moins volumineux transporté par un glacier

Dolomie : roche sédimentaire voisine du calcaire, formée de dolomite (carbonate de calcium et magnésium). Très abondante en Vanoise.

Gneiss : roche métamorphique où les minéraux usuels  (quartz, feldspaths, micas et autres silicates) sont disposés en lits plus ou moins réguliers.

Granite : roche « plutonique » grenue banale dont les minéraux habituels semblables à ceux des gneiss n’ont pas d’orientation particulière. Abondante, avec les gneiss, dans la partie savoyarde de la chaîne de Belledonne.

Grès : roche sédimentaire formée de grains de sable plus ou moins grossiers agglomérés. Roche très abondante en Haute Tarentaise.

Quartzite : roche sédimentaire composée à 100% de très fins cristaux de quartz, dont la cassure est coupante comme du verre. Abondante dans le massif de la Vanoise.

Urgonien : d’Orgon en Provence, localité - type de ce genre de calcaire datant du Crétacé inférieur (environ 125 millions d’années).

Vallum : le rempart des fortifications romaines.

Würmien : de la Würm, rivière affluente de l’Isar près de Munich. Dernière période glaciaire en Europe (environ – 80 000 à – 10 000 ans).

Amphibolite (Belledonne)
 
Quartzite (Vanoise)
 
Dolomie claire (Vanoise)
 
Gneiss sombre (Vanoise)
 
Granite (Belledonne)
 
Gneiss (Belledonne)
 
Calcaire brèchique (Bauges ou Chartreuse) Pierre de taille calcaire provenant des éboulis du pied de Chartreuse


 

 

Le hameau des Ratz

Sur un promontoire dominant le territoire habité de la commune, le hameau ancien des Ratz, est bordé par le Mollard, le Brinchet et le vallon appelé aussi « Les Combes »  ou « La Fonce ».

Sous l’Ancien Régime, le hameau des Ratz composait, avec ceux des Eymes, du Piat et des Drogeaux, la communauté villageoise de Clèmes administrée par ses propres « consuls » (magistrats municipaux) et possédait sa propre église : Saint Maurice. Le nom de Clèmes disparaît administrativement à la Révolution lors de sa fusion avec Saint-Nazaire.

En 1900, il comptait 104 habitants et 35 habitations, soit le quart de la population du village de Saint-Nazaire.

Une douzaine de vieilles maisons, blotties autour d’une place et de son bassin daté de 1857, semblent être protégées par « Bellevue », demeure Renaissance qui occupe une situation dominante à l’extrémité de l’éperon de la Châtaigneraie. Tel est le cœur du hameau des Ratz depuis des siècles.

Le plan sommaire dressé en 1699 montre déjà cet agencement avec dix habitations au-dessus et deux autres au-dessous d’un espace commun où se trouvaient un puits et un four.

A n’en pas douter ce sont des maisons de vignerons. Dans le parcellaire accompagnant le plan, trois des maisons sont mentionnées avec un cellier et deux possèdent un tinallier. Plusieurs des propriétaires ont aussi une grange, un jardin potager, un verger sur une parcelle de l’autre côté de la placette voire de l’autre côté du chemin des Ratz.

Seuls quelques détails architecturaux rappellent encore l’ancienneté des maisons de la place. 

 

Une partie d’encadrement de porte en pierre de taille mis au jour récemment.
 

 

Puits, sources et fontaines

Jusqu'au milieu du XIXe siècle, seules certaines maisons du hameau avaient un puits ou une source, difficilement utilisables car situés dans leur cave. En 1857, les habitants des Ratz, s’associent à ceux des Eymes et à certains de Bernin pour créer un « syndicat » afin d'utiliser les eaux de la source de Fontaine Bonnet qui  flue sur la rive gauche du Manival. Il s'agit d'en distribuer la moitié sur Bernin, l'autre moitié sur Saint-Nazaire. Une conduite traverse la Grand’Route puis se divise pour acheminer un débit d'eau identique (18 l/min) à un grand bassin aux Eymes (22 foyers) et à une citerne aux Ratz pour 18 ménages.

Comme on peut le lire sur son couronnement, la fontaine-bassin a été créée sur la place du hameau en 1857. L'une de ses deux parties servait au lavage du linge, l'autre d'abreuvoir.

 

 

Selon les comptes syndicaux, les habitants des deux hameaux ont dépensé, en 70 ans, 17 000 F en constructions, réparations ou recherche de sources. En 1925, les eaux sont troubles en cas d'orage : la galerie de captage de Fontaine Bonnet s'est effondrée, la conduite en terre cuite est en très mauvais état. Le syndicat des habitants est impuissant financièrement à remettre cela en état.

En 1930, Bernin réalise une adduction publique d'eau potable, aubaine rendant disponible la seconde moitié des eaux de Fontaine Bonnet pour Saint-Nazaire. Ce n'est qu‘à partir de 1935 qu’un réseau d'eau potable est réalisé sur l'ensemble de la commune.


« Bellevue »

Les lieux-dits Bellevue indiquent toujours une hauteur d’où l’on jouit d’une belle vue et qui  servait autrefois à surveiller les environs. On y trouvait souvent une habitation romaine ou un château médiéval. Ici aux Ratz, on découvre une superbe demeure Renaissance dont on ne connaît pas exactement l’origine.


« Bellevue », S. Terrazzoni, Aquarelle - 1986

Le cadastre de 1811 montre clairement la division en quatre parties de l’habitation et du potager.

Selon les archives communales, le propriétaire de la bâtisse en 1620 est un procureur de la Cour du Dauphiné, maître Jehan Bernard, né à Grenoble en 1585. Il est alors le plus gros propriétaire terrien de la communauté après le seigneur de Clèmes. Il possède presque toutes les terres et vignes depuis Chalendrier au-dessus de la Grand’Route jusqu’aux Drogeaux.

Son fils Anthoine (1625-1701), magistrat au Parlement du Dauphiné, marié à Philippa Boussan, probablement de la famille Boussan propriétaire du château des Eymes à la même époque, manifeste son attachement à Saint-Nazaire puisque dans son testament de septembre 1700, il « choisit la sépulture de son corps dans l’église paroissiale, dans la tombe de ses prédécesseurs ».


Au XVIIIe siècle

Selon les dispositions testamentaires d’Anthoine Bernard de Joyon, sa « chère épouse, Philippa Boussan, jouira, en propriété et en revenus, de la maison, grange et bâtiments où ils habitent à présent avec les vignes et vergers contigus, ainsi que de trois vaches et du fourrage nécessaire à leur entretien ».

Son fils Pierre Bernard de Joyon, substitut du procureur général du Parlement du Dauphiné, avocat à la Cour hérite « au mas de Bellevue Vincenda et Cotte, de la maison, grange, jardin, terre, et verger, plassage et bois de châtaigneraie », mais aussi de la totalité des autres biens de la famille de Joyon sur Clesmes.

En 1740, la propriété passe entre les mains d’un autre parlementaire : le Procureur Antoine Termet. À la suite de multiples achats fonciers, ses impôts fonciers sur Clèmes passent de 22 livres à 39 livres au moment de sa mort en 1764. Après le décès de sa veuve Antoinette Gelin, leur fille Antoinette, unique héritière de leurs biens et de leurs dettes, doit vendre « Bellevue » et ses terres pour faire face au passif.

Pour en tirer le meilleur parti, elle choisit de procéder à des cessions aux enchères par petits lots. Par exemple, le 15 août 1779, Maitre Blanchet, huissier-audiencier aux judicatures royales et épiscopales de Grenoble, « s’est exprès transporté avec ses témoins au lieu de Saint-Nazaire et à l’issue de la messe paroissiale, a lu à haute et intelligible voix, puis a affiché sur la porte de l’église, l’annonce de la continuation de la vente judiciaire des immeubles dépendants de la succession Termet ». Les enchères seront reçues « de 8 heures du matin jusqu’à 5 heures du soir de chaque jour jusqu’à la fin du mois. L’adjudication sera faite au plus offrant. ».


De multiples propriétaires

Antoinette Termet vend le 14 brumaire an V (5 novembre 1796) le bâtiment et le jardin de Bellevue en les partageant en quatre propriétés et une cour d’accès commune. Les acquéreurs sont des jeunes peigneurs de chanvre sur Saint-Nazaire. Chacun d’eux dispose d’un quart de bâtiment composé « d’un rez-de-chaussée, d’une chambre et galetas au-dessus … ».

La propriétaire se réserve l’usage de la cave et l’accès depuis le chemin des Ratz.

Au début du XXe siècle, Félix-Henri Cartier-Millon hérite de deux quarts de son père Joseph Cartier-Millon, rachète un quart aux époux Milhomme, puis partage le tout entre deux de ses trois filles…

Depuis ces différentes parties de bâtiment et de jardin ont encore connu de nombreux propriétaires, des regroupements divers. Par ailleurs, l’impôt sur les portes et fenêtres instauré pendant la Révolution et supprimé seulement en 1926, explique l’obturation d’une partie des fenêtres à meneaux puisque chacune d’elle, partagée en quatre ouvertures, comptait pour quatre fenêtres.

« Agui » garçonnet aux Ratz des années 1940, se souvient : «  je montais jouer à Bellevue dans « les ruines » des sœurs Peyclet. Je me rappelle que dans l’entrée en terre battue et jusque dans le toit, avait poussé un énorme acacia. Je me demande encore comment elles pouvaient vivre dans une telle habitation. De nos jours, après avoir procédé à moult réparations, les nouveaux propriétaires ont su sauver et rendre son cachet au vieux bâtiment. »  

Porte à clairevoie assurant la ventilation nécessaire à la bonne conservation

 

Eléments et détails architecturaux de « Bellevue »

 

 

 

 

 

 

Bibliographie

  • Groupe patrimoine, Les Ratz, Le Theys, Le Mollard, Le Brinchet, Flâneries dans Saint-Nazaire-les-Eymes, Edition Les Eymes, juin 2016
  • Archives communales de Saint-Nazaire-les-Eymes

[1] D'après un texte rédigé par Claude KERCKHOVE, géologue, février 2016.

[2] Les noms en italique sont explicités à la fin du texte.

[3] Pour en savoir plus sur l'eau dans le hameau du Village...